lundi 19 novembre 2012

BRÉSIL • Grands travaux et sales petits commerces


En attirant des centaines d’ouvriers venus de loin, les chantiers de construction de grands barrages dans la zone amazonienne génèrent de la prostitution dont sont victimes de très jeunes filles.

” la face cachée du progrès”

Dès l’aube, on aperçoit des femmes devant les cabarets de la rue principale de Jaci Paraná, une ville située à 90 kilomètres de Porto Velho, la capitale de l’Etat du Rondônia [ouest du Brésil].
L’explosion de la prostitution est considérée comme l’un des symptômes les plus manifestes de la croissance désordonnée de la localité, dont la population a grimpé de 6 000 à 20 000 habitants en quelques années, essentiellement du fait de la construction de la centrale hydrolélectrique de Jirau, sur le Rio Madeira [pour de nombreuses ONG, ce mégaprojet mené par Suez à la frontière du Pérou et de la Bolivie constitue un véritable désastre humain et écologique.

Des milliers d’ouvriers sont arrivés, sans leurs familles, de plusieurs régions du pays pour s’aventurer dans cet ouest amazonien en quête de travail. Cet intense flux migratoire a transformé la routine des habitants, aggravant la violence et le trafic de drogues. Les différentes entités de défense des droits des enfants et des jeunes alertent désormais sur la vulnérabilité de cette couche de la population dans la région.

Sans politiques publiques consistantes, l’exploitation sexuelle finit par être le destin de nombreux jeunes afin de survivre. Selon Raiclin Lima, à la tête d’un service du tribunal pour enfants de Porto Velho, la grande concentration d’hommes dans un lieu isolé et pauvre a causé un impact important. “Les filles ont commencé à être harcelées. Le portable, le baladeur numérique et autres biens qui enchantent au départ sont devenus des objets d’échange contre des pratiques sexuelles”, raconte-t-il. Lima précise par ailleurs que l’exploitation sexuelle est devenue un commerce lucratif pour certaines figures influentes de la région. Les mineurs sont amenés d’autres Etats brésiliens et même de Bolivie afin d’être présentés dans des fêtes très souvent organisées dans de grandes propriétés loin du regard des autorités.

Ângela Fortes, en charge de l’aide sociale à l’enfance dans la région, estime que le désœuvrement et le manque d’investissement dans l’éducation font des jeunes des victimes de plus en plus faciles. A Jaci Paraná, les rues non goudronnées, l’absence d’assainissement, les innombrables baraques en bois donnent la mesure de l’urgence. Pour ce qui est de l’éducation, le décor est tout aussi désolant.

"Lors de notre passage à l’Ecole Maria de Nazaré dos Santos, il n’y avait âme qui vive. Les élèves avaient été invités à rester chez eux à cause de la chaleur. A l’humidité et aux températures élevées s’ajoute le sureffectif avec près de soixante enfants serrés dans des classes sans système d’aération. Les professeurs se voient obligés d’apporter leurs propres ventilateurs pour pouvoir travailler. Les cours ont été réduits à quatre par jour de trente minutes chacun. L’Ecole Maria de Nazaré dos Santos compte au total 1 300 élèves du primaire au lycée. C’est le seul lycée public d’Etat à Jaci Paraná; les deux autres établissements sont municipaux. Les trois institutions scolaires tentent, sans grands moyens, de maintenir l’attention des élèves. Pour sa directrice, le harcèlement des jeunes filles est impossible à contrôler : “il y a une quantité incroyable d’hommes ici à cause de la construction des barrages. Les filles ont même appris à différencier les postes les plus élevés à la couleur de la tenue qu’ils portent”. Elle se retrouve à devoir surveiller les allées et venues autour de l’école et à relever les numéros des plaques d’immatriculation des voitures qui, constamment, traquent les adolescentes."

Grossesses précoces 

Solange* a quinze ans et a quitté l’école cinq ans plus tôt. A-t-elle des rêves ? “Non, aucun”. Solange est enceinte de trois mois, le fruit d’une relation rapide avec un des milliers de “camargueiros” – comme sont appelés les ouvriers du géant du BTP Camargo Corrêa. Son petit copain originaire de l’Etat du Pará était venu tenter sa chance dans l’usine de Jirau. Quand il a appris la nouvelle, il a dit que ce n’était pas son bébé. Daiane*, une amie de Solange, vit un drame semblable. Elle raconte comment ces hommes séduisent les jeunes filles en leur offrant des boissons, de la drogue, de l’argent et même de la nourriture en échange de faveurs sexuelles. Agée de quinze ans, elle a déjà été mariée deux fois et sa dernière relation avec un ancien employé du chantier de Jirau s’est mal terminée. Elle est quasiment sûre d’être enceinte et n’a plus la volonté de reprendre l’école. Si cela se confirme, Daiane pense avorter.
En attendant, la jeune fille continue de répondre aux offres d’autres “camargueiros” afin de payer les dépenses pour le logement qu’elle partage avec une amie. Elle a coupé les ponts avec son père, et sa mère, sous l’emprise de la drogue, est incapable de l’aider. Des histoires de ce type sont de plus en plus courantes. Selon la Maternité de Porto Velho, la grossesse chez les adolescentes a augmenté de manière significative ces dernières années. A Porto Velho et dans les environs, les filles de moins de quatorze ans constituent la principale préoccupation des autorités, car c’est dans cette tranche d’âge que le nombre de grossesses a été le plus marquant. Ida Perea, la directrice de la Maternité, explique qu'une bonne partie de cette nouvelle génération est en train de naître sans aucun soutien du père : “l’enfant vient au monde sans le droit de base d’avoir une identité paternelle reconnue”.

photo: generationslive.fr

Quant à l’exploitation sexuelle des enfants et des adolescents, un rapport rendu public en mars dernier par l’ESBR (le consortium Energia Sustentável do Brasil, responsable du chantier du Jirau) montre que, sur les 160 millions de reais [61.6 millions d’euros] destinés par le consortium à des œuvres sociales dans l’Etat du Rondônia, un million aurait été réservé pour des actions spécifiques sur ce thème. Pourtant, à ce jour, seulement 20% des fonds ont été utilisés. Le secrétariat des Droits de l’Homme affirme développer depuis deux ans, en partenariat avec l’ONG Terre des Hommes, un plan d’action pour la réalisation de formations et de campagnes de sensibilisation des travailleurs sur les chantiers. Une initiative parmi d’autres que le gouvernement a mis en place afin de lutter contre l’exploitation sexuelle en lien avec la construction de centrales hydrolélectriques.

Malgré la mobilisation des Indiens de plusieurs ethnies et des pêcheurs, un autre grand chantier, le barrage de Belo Monte est en cours sur le fleuve Xingu en Amazonie brésilienne. Cet ouvrage sera le troisième au monde. Sa construction avait été envisagée dès la fin des années 80 mais le gouvernement avait dû reculer face aux protestations des indigènes, de l’Eglise catholique, de stars du show-biz ainsi que de la Banque mondiale. 
Le réservoir du barrage devait inonder quelque 1700 km2 de terres. Après négociation, les surfaces inondées ont été ramenées à 500 km2 et ne devraient pas toucher les terres indiennes.

Le barrage de Belo Monte est l’un des grands travaux imaginés par le parti de Lula (et de l’actuelle présidente Dilma Roussef) dans le cadre du PAC, le programme d’accélération de la croissance qui doit permettre au Brésil d’accroître ses ressources énergétiques. 

Des incidents opposent fréquemment les Indiens et les pêcheurs au consortium Norte Energia, qui construit le barrage de Belo Monte. En octobre dernier, les manifestants ont occupé le site et empêché la poursuite des travaux.

  • Maíra Streit pour Courrier International 

    http://www.courrierinternational.com/article/2012/11/16/grands-travaux-et-sales-petits-commerces

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